Détruits en 1976 alors même que l’on inaugurait le Mémorial de Shelomo Selinger, les gratte-ciel de la cité de la Muette sont étroitement liés à l’histoire du camp. Pendant leur démolition, ces tours font d’ailleurs l’objet d’une première démarche de protection au titre des Monuments historiques, qui prend en compte leur importance architecturale et urbaine, mais aussi mémorielle et historique.
L’Office public d’habitations à bon marché du département de la Seine (OPHBM-DS) recrute les jeunes architectes Eugène Beaudouin et Marcel Lods qui mettent en œuvre un ensemble de logements sociaux reposant sur une structure métallique parée de panneaux de béton préfabriqués. Symboles de modernité, les gratte-ciel, cinq tours de quatorze étages, font la fierté de leurs concepteurs.
La cité fait l’objet de nombreuses visites d’architectes et de maîtres d’ouvrage et de nombreuses publications jusqu’aux États-Unis. Mais en 1933, la violente crise économique due au krach boursier de 1929 mine le financement du logement social. À Drancy, les architectes révisent leurs plans et en 1936 Tours et peignes sont mis en location.
Les premiers locataires sont peu nombreux, peu y restent car les loyers sont chers et les gratte-ciel « font peur » : on craint par exemple leur mauvaise isolation thermique ou phonique … . Au vu des difficultés financières fin 1937 l’OPHBM-DS loue ces habitations bon marché au ministère de la Défense qui cherche à loger son personnel. La 22e légion de GRM – 800 hommes et leurs familles – s’installe dans les gratte-ciel, peignes et redents à la rentrée 1938.
Découvrez le duo d’architectes Eugène Beaudouin et Marcel Lods
Micheline Van Neste, fille de gendarme, est née en 1933.
Elle pose avec son jeune frère, Marcel, né en 1935, dans la cour du peigne où ils habitaient
Souvenir d’enfance de Micheline : « Cinq tours de 14 étages, les plus hautes de France à l’époque avec des super ascenseurs qui feront notre bonheur, à nous, les enfants. Au-delà des tours, un grand espace pour les manœuvres, défilés de la fanfare, que nous, les gosses, suivons joyeusement, stationnement des camionnettes […]. Les logements sont spacieux, modernes, fonctionnels et faciles d’entretien, avec salle d’eau. […] Les sols, que ma mère s’échine à faire briller, sont en terrazolith rouge foncé. Les plafonds sont composés de caissons en bois verni […]. Les murs des WC, ainsi d’ailleurs que ceux de la salle d’eau, sont gris foncé d’une matière qui ressemble au béton ciré actuel. Les portes, y compris celles coulissantes des grands placards de la salle à manger, sont vernies. Les plaques de propreté sont des grands demi-cercles d’un noir brillant d’un matériau ressemblant à notre formica. Les fenêtres sont coulissantes ; celle de la salle à manger est une porte-fenêtre donnant sur un tout petit balcon ».
En juin 1940, les GRM (Groupes Mobiles de Réserve) se réfugient dans Paris, et c’est la Wehrmacht qui s’installe à la Muette. La proximité de la gare du Bourget-Drancy ajoute à l’intérêt du lieu : les autorités d’Occupation en font dès juillet 1940 un Frontstalag (camps de prisonniers de l’Armée allemande) pour y rassembler les prisonniers de guerre français et britanniques. Début 1941, ils sont remplacés par des « ressortissants des puissances ennemies » – civils britanniques et canadiens pour l’essentiel –, jusqu’ici internés à la caserne des Suisses à Saint-Denis, alors saturée.
Le camp est affecté à l’internement des Juifs de la région parisienne raflés du 20 au 25 août 1941, en représailles des premiers attentats « judéo-bolchéviques » depuis l’invasion de l’URSS en juin. La surveillance est assurée par les gendarmes qui habitent toujours les gratte-ciel. Suite à l’application de la « Solution finale » en France, le camp change de statut avec la rafle du Vél’d’Hiv’, les 16 et 17 juillet 1942. Drancy devient le principal lieu de transit vers les camps d’extermination. En juillet 1943, les gendarmes n’assurent plus que la garde extérieure du camp et cohabitent avec les hommes d’Alois Brunner, responsable de la persécution des Juifs à l’échelle nationale. Environ 80 000 Juifs de France ont été internés à Drancy et 63 000 hommes, femmes et enfants ont été déportés majoritairement vers Auschwitz-Birkenau, où ils furent exterminés.
Le « camp des Juifs » est libéré le 18 août 1944. Il cède très vite la place à une nouvelle affectation, l’internement des « suspects de collaboration avec l’ennemi ». De nouveau gardé par des gendarmes, peu après des FFI aux méthodes expéditives, ce camp des « collabos » perdure jusqu’à la fin de l’année 1945.
Marcel Moreau (1912-1987)
Sergent en septembre 1939, il passe la « drôle de guerre » à Nantes, déclarée « ville ouverte » le 19 juin 1940. Tout près, à Châteaubriant et Savenay, environ 45 000 prisonniers de guerre (PG) français sont internés jusqu’à leur transfert vers l’Allemagne en janvier 1941. Moreau est, lui, transféré au Frontstalag 111 de Drancy, puis au stalag XII A à Limburg, le 5 septembre 1940, avant d’être affecté, fin novembre 1940, au stalag XII D à Trêves. Jean-Paul Sartre y fut également PG, comme des milliers de Français. Début 1941, l’État français négocie la libération de prisonniers en Allemagne. Il priorise les « pères de famille de quatre enfants mineurs, de frères aînés de quatre enfants, de certaines catégories de fonctionnaires, d’agriculteurs et d’artisans ». De retour en France, ces hommes sont en « congé de captivité ». Ils restent PG et doivent se faire enregistrer à la Kommandantur. Dessinateur industriel dans un chantier naval, Moreau a sûrement bénéficié d’une intervention de son employeur. Il est libéré le 10 mars 1941 et sur sa carte de PG figure la mention « ACD » : Anciens Chantiers Dubigeon.
Dès février 1946, Marcel Lods engage le réaménagement des logements de la grande place. En pleine crise du logement, la commune de Drancy et le groupe communiste du conseil général de la Seine exigent l’évacuation des gendarmes et de leurs familles. Les travaux du U s’achèvent fin 1948 et les logements sont loués début 1949.
Parallèlement, cérémonies et commémorations débutent à Drancy : la première est organisée par le Consistoire israélite de France en septembre 1944, puis les associations suivent.
Le 27 janvier 1955, la municipalité commémore la libération des camps devant les plaques de la Fraternelle de Drancy et des PG. En 1957, Nahum Fansten, président de l’Amicale des anciens déportés juifs de France, se rapproche de la municipalité et propose d’édifier un monument comme à Pithiviers, mais le projet n’aboutit pas. Après de nombreuses polémiques l’idée de l’érection d’un monument sur le site commémorant l’enfermement et la déportation des Juifs est rendue publique en 1963.
En 1962, l’Office s’inquiète de la dégradation des tours dont il n’a pas l’usage. En 1963, la protection au titre des Monuments historiques de la cité est proposée au sein du ministère des Affaires culturelles d’André Malraux mais ne sera finalement pas acceptée et la destruction des Tours et des redents débute fin 1975.
Le 9 mai 1976, le monument mémorial conçu par Shelomo Selinger est inauguré. « Un seul des “gratte-ciel” est encore debout, tel un témoin menaçant », lit-on alors dans le journal Le Déporté.
En mai 2001, les gratte-ciel sont encore présents dans les esprits quand le classement au titre des Monuments historiques de la cité de la Muette est acté. Il se fait à double titre : haut lieu de la mémoire nationale et monument de l’architecture et de l’urbanisme du XXe siècle.
Le Mémorial de la Shoah ouvre en septembre 2012 un lieu dédié à l’histoire du camp. Conçu par Roger Diener il réintroduit ainsi la création architecturale et urbaine sur ce site. Ses trois étages suffisent à prendre de la hauteur pour mieux appréhender ce que fut le camp et imaginer où se situaient les gratte-ciel.
Commissariat scientifique : Benoit Pouvreau, historien de l’architecture au département de la Seine- Saint-Denis, et Karen Taieb, responsable des archives du Mémorial de la Shoah.
Coordination générale : Lucile Lignon, responsable des expositions temporaires, et Tiffany Roux.
Scénographie et graphisme : ÉricandMarie.
En partenariat avec la cité de l’architecture et du patrimoine, la ville de Drancy, Toute l’Histoire et France Tv
Entrée libre au Mémorial de Drancy, niveau -1